Livre du jour : Juan Eduardo Cirlot : Nebiros
L’original de l’idiome: castellano
Année de parution: 2016 (écrit en 1950)
Évaluation: recommandé
Juan Eduardo Cirlot, poète et auteur de quelques essais, a écrit une pièce narrative qui se trouve être celle-ci Ne se décompose pas dont nous avons discuté ici aujourd’hui. Cirlot a vécu une époque précoce au cours de laquelle il a interagi avec les milieux surréalistes (il a écrit des articles dans une revue dirigée par André Breton lui-même) et avec les artistes de Dau al Set, notamment Tàpies, avec lesquels il a collaboré à plusieurs reprises. C’est pourquoi, dans les sombres années 40 et 50 du siècle dernier, c’est-à-dire les périodes les plus sombres du régime franquiste, il était une figure relativement importante dans le monde de l’art et de la littérature. Pour une raison quelconque, il a détruit toute la production littéraire inédite de ses jeunes années, à une exception près : encore une fois, exactement notre Ne se décompose pasqui fut un temps rejeté par les censeurs et dont quelques copies dactylographiées ont survécu.
La raison pour laquelle la prudence franquiste a interdit le texte est expliquée par une postface intéressante de la philologue et fille de l’auteur Victoria Cirlot, mais elle se comprend bien à la simple lecture du livre : ce ne sont pas seulement les quelques références à la religion et quelques commentaires politiques très intacts, voire le visite nocturne du protagoniste à travers divers bordels, y compris quelques petites scènes légèrement, mais seulement légèrement, plus claires. Ce que le censeur ne tolère absolument pas, c’est l’atmosphère nihiliste, la désorientation de l’individu perdu dans les contradictions, le vide spirituel qui imprègne chaque page. Dans un pays gouverné par les voies infaillibles établies par le gouvernement en matière matérielle et par l’Église catholique en matière morale, une telle incrédulité et une telle angoisse devaient être intolérables.
Parce qu’il y a plusieurs tonnes de tout ça. Le protagoniste anonyme, comme les rues ou la ville elle-même, quitte son bureau et erre sans but dans les ruelles près du port au crépuscule. Pendant ce temps, il laisse ses pensées couler sans retenue et sans mesure. On perçoit d’abord un personnage déprimé, solitaire, gris, ‘fouillé’un chiffre qui aurait ravi Cioran, désillusionné par le monde et lui-même. Mais c’est encore pire. Le thème est si incohérent que chaque page de dépression et d’abandon est suivie d’une autre, où elle se transforme en un discours plein d’intentions lumineuses et de confiance en une personne. Il ne peut tolérer la solitude ou la compagnie, la conversation ou le silence, et, faute toujours de trouver le terme optimal, le pendule continue de osciller sans fin d’un extrême à l’autre.
De là, peut-être, trébucher dans les rues la nuit, abandonner immédiatement l’envie de rentrer chez soi pour continuer la route, rester dans une taverne en essayant d’éviter le regard du serveur, choisir une prostituée déformée. Toujours évoluant dans la boue, parfois littéralement, à la frontière du rêve, de la folie et de la mémoire, le droit au plaisir est recherché (droit du mendiant à dépenser son aumône en alcool, droit du travailleur à être heureux quelques minutes). Ou peut-être que tout cela est l’œuvre de Nebiros, un démon dont les mérites étaient cachés « un péché auquel la Bible fait allusion, qui ne peut être nommé ou dont la nature est inconnue ». Un mal inconnu et donc invincible, un danger dont on connaît seulement l’existence et qui peut être dans l’âme, la tête, le passé d’une personne. C’en est trop pour le censeur, qu’on imagine horrifié par tant de désolation.
La vérité est que le livre fonctionne en grande partie comme un roman philosophique, dans lequel le fil narratif a assez peu de poids et est plutôt un instrument pour engager des vagues successives de réflexion et les illustrer par des images. Comme Cirlot est la seule œuvre en prose, cela donne l’impression qu’il ne se souciait pas particulièrement de créer un rythme adapté au format, et ainsi la lecture, bien qu’intense en raison du désordre véhiculé, peut devenir quelque peu difficile comme un roman standard. . Il faut donc le voir comme un mélange d’essai et de mémoire, posé sur un récit dont la principale utilité est de nous transporter à travers des ruelles infectées, à travers de dangereux donjons de pensée et de mémoire.